Michel Bussi, professeur des universités en géographie en disponibilité
Romancier / Parrain de l'Armada 2023
"La recherche, c’est de la rigueur et de la patience d’un côté et de l’imagination, de la créativité et de l’innovation de l’autre. Écrire un roman, c’est un peu cela : faire preuve d’imagination tout en réfléchissant à chaque mot."
- Vous n’êtes plus professeur à l’université de Rouen Normandie, mais vous l’avez été. Pouvez-vous nous dire quel y a été votre rôle ?
Je suis en disponibilité donc je suis encore officiellement professeur à l’URN. J’y suis entré en 1983/84, en tant qu’étudiant en première année de géographie. J’ai suivi tout le parcours universitaire classique, jusqu’à ce qu’un enseignant me propose de faire une thèse, ce que je n’avais pas du tout envisagé. Cela m’a occupé pendant trois années supplémentaires, sur le thème de la géographie électorale. Alors que j’avais fait tout mon cursus à Rouen, j’ai eu la chance d’être embauché à l’URN, comme maître de conférences un an après ma thèse. Ensuite, j’ai pu enchaîner les responsabilités en devenant directeur du département de géographie. Lorsque je suis devenu professeur des universités quelques années plus tard, on m’a confié la direction du laboratoire de géographie IDEES pendant environ quinze ans, d’abord la branche rouennaise, puis l’unité mixte de recherche CNRS. Mon gros travail pendant quinze ans a été d’arrimer l’équipe de recherche au CNRS, notamment en recrutant. Quand je suis arrivé, il y avait un chercheur CNRS et aucun personnel. Quand j’ai quitté la direction une dizaine d’années plus tard, il y avait six ou sept personnels CNRS et beaucoup plus de chercheurs. C’est une de mes petites fiertés d’avoir fait partie de ce projet et d’avoir aidé les sciences sociales à conserver un haut niveau en Normandie. En tant que géographe, j’ai beaucoup milité pour une forme de réunification de la Normandie et pour la création de partenariats avec les universités de Caen et du Havre. En termes d’aménagement du territoire, il fallait s’associer pour ne pas disparaître. À trois universités nous étions plus à même de défendre des formations et de la recherche locale face à une sorte de toute puissance des universités parisiennes.
- Comment passe-t-on de ce milieu universitaire, de la recherche, des laboratoires, des directions de thèses… à l’écriture de romans ?
J’ai toujours eu envie d’écrire. Je pense que je me suis dirigé vers une discipline littéraire justement parce que j’aimais cela. J’ai écrit mon premier roman, qui n’a pas été publié, quand je suis devenu maître de conférences. Pendant ma thèse, je n’avais pas le temps. J’avais cette envie d’aller vers l’écriture de fiction. Cela s’est fait en 2005 avec Code Lupin, publié par les éditions PTC, un éditeur économique qui travaillait avec l’Université sur des enquêtes ou des diagnostiques territoriaux. Je leur ai proposé un pas de côté autour d’Arsène Lupin et de la Normandie et ils ont accepté. Les gens ont été surpris de voir qu’un directeur de laboratoire se détachait un peu de la recherche. Puis ensuite j’ai publié Omaha Crimes, un pur roman policier qui m’a valu quelques prix littéraires. À ce moment-là, j’ai pris le statut d’écrivain. Pendant plus de dix ans j’ai été à la fois écrivain et enseignant-chercheur, je vendais quelques milliers d’exemplaires, mais je n’étais pas une exception dans le milieu universitaire. À la publication de Nymphéas noirs et un Avion sans elle, les ventes ont explosé. À partir de 2011/2012, j’ai vendu presqu’un million de livres en un an. Ce n’était plus juste une distraction de vacances, et c’est devenu un peu particulier de gérer cela. Je l’ai fait pendant cinq ou six ans, à jongler entre la notoriété, les sollicitations, les adaptations et le fait de rester enseignant-chercheur. J’ai tenu mes mandats de cinq ans en tant que directeur de laboratoire et chercheur au CNRS, puis l’écriture a pris le dessus.
- En 2023, dans quoi vous sentez-vous le plus à votre place ? La recherche en géographie ou l’écriture de fiction ?
Tous les chercheurs le diront, on perd très vite pied. Dès qu’on n’est plus à l’université, en quelques mois on décroche de la recherche. Celle-ci consiste à une veille continue : encadrer des étudiants, travailler sur des articles scientifiques, lire des ouvrages, préparer des cours, discuter avec des collègues, être sollicité en tant que jury de thèse, etc. Pratiquement sans s’en rendre compte, on devient expert d’un champ scientifique. Dès qu’on arrête, on s’aperçoit qu’il nous manque énormément de choses, parce qu’il y a des articles qu’on n’a pas lus, parce qu’on ne fait plus partie des projets de recherche. On me tend toujours des micros dans les médias, mais j’ai tellement pesté en tant qu’universitaire sur le fait que des intellectuels prennent la parole sur tout et rien sans expertise particulière, que je ne voulais pas faire pareil. Il existe quantité d’experts à l’Université à qui on ne donne pas la parole, et je me suis dit que je ne voulais pas tomber dans « le bon client des médias » alors que je suis désormais « largué » sur le plan scientifique. Mes collègues en géographie électorale le font bien mieux que moi maintenant. J’adorais la recherche mais pour continuer, il faut s’investir complètement. La recherche, ce n’est pas juste émettre des opinions contradictoires avec éloquence. C’est un travail de méthode long, qui permet de sortir des données inédites et d’administrer des preuves. C’est pour cela que je me suis mis en retrait de la recherche, car c’est quasiment impossible à faire à mi-temps.
- Et l’enseignement, cela ne vous manque pas ?
Ce qui me manque, ce n’est pas de corriger des copies, ni même de donner des cours car je fais encore des conférences, mais c’est l’encadrement d’étudiants, de leur mémoire ou leur thèse, les voyages universitaires, les gros projets de terrain sur le territoire. C’était sympathique car je voyais grandir les étudiants. Ils arrivaient à tout juste 18 ans et ressortaient en entrant dans une structure professionnelle. J’avais l’impression d’être utile à la trajectoire de jeunes à un moment donné de leur vie et cela je l’ai complètement perdu.
- Est-ce que votre carrière à l’URN vous a parfois aidé ou inspiré dans votre écriture ?
Ce qui m’est utile, c’est la structuration des idées avec une démonstration sur plusieurs centaines de pages. Quand on construit une thèse, une HDR (habilitation à diriger des recherches) ou des programmes de recherche conséquents, on a vraiment en tête une démonstration qu’on va mener sur le long terme. Quand j’écris un roman, j’ai besoin d’un chapitrage, d’intrigues et de sous-intrigues et d’avoir tout cela en tête au niveau de la construction, ce qui peut s’apparenter à de la recherche. La recherche, c’est de la rigueur et de la patience d’un côté et de l’imagination, de la créativité et de l’innovation de l’autre. Écrire un roman, c’est un peu cela : faire preuve d’imagination tout en réfléchissant à chaque mot. Par contre, quand j’écris, j’essaye de ne surtout pas « faire cours ». Quand mes livres ont commencé à avoir du succès, je pense que personne ne s’est dit « je lis un livre écrit par un professeur de géographie qui vulgarise les choses ». C’est l’intrigue et l’histoire avant tout et si je peux utiliser des compétences géographiques, c’est un plus.
Je peux donner un exemple du lien entre géographie et écriture de roman. Pour Nymphéas noirs, je m’inspire de choses assez géographiques. J’ai encadré des mémoires sur la protection de l’environnement autour de Giverny, beaucoup de mes étudiants ont travaillé dessus. C’est un sujet complexe sur la protection des paysages ; des paysages qui ne sont pas vraiment la réalité parce qu’ils sont dépeints par Monet. Quand j’ai écrit Nymphéas noirs, je ne voulais pas du tout partir sur ce qu’est la définition d’un paysage, quelles sont les différentes couches de protection de celui-ci. On ne vend pas un million de livres sur un thème comme cela. Par contre, j’ai intégré des choses que j’avais lues dans les mémoires de mes étudiants, de manière drôle ou décalée. Par exemple, Monet a peint des peupliers, alors qu’en réalité, il n’y en avait pas. Pour coller aux peintures, ils ont été plantés par la suite. Mais, ils ont fait de l’ombre aux nymphéas et cela a permis de constater de constater que ce qu’avait peint Monet ne fonctionnait pas. Dans mon livre, cela se traduit sous forme d’humour, d’anecdote, enrichit le roman mais sans tomber dans un cours ou quelque chose de trop érudit.
- Vous êtes le parrain de l’Armada 2023. Pourquoi avoir accepté ce rôle ? Qu’est-ce que l’Armada représente pour vous ?
Cela s’est fait de manière assez naturelle. Je suis Rouennais depuis toujours et j’ai vécu l’Armada dès ses débuts en 1989. Jean-Paul Rivière, le nouveau président de l’association organisatrice, voulait amener quelques changements et m’a proposé le rôle de parrain, notamment parce que j’avais écrit Mourir sur Seine, qui se déroule pendant l’Armada. J’ai évidemment accepté car cela me faisait plaisir d’amener encore plus de culture à l’événement.
L’Armada, c’est un événement national voire international qui se tient à Rouen et cela n’était jamais arrivé avant. Au départ, le succès a été un peu inattendu. C’est certainement l’événement le plus fédérateur en Normandie et il y a par exemple de plus en plus de liens avec les sciences. Je suis content de faire partie de cet événement.