Jean-Numa Ducange, Professeur des universités en histoire contemporaine
UFR Lettres et sciences humaines – Laboratoire GRHis
« Les universitaires doivent être capables de vulgariser, dans le bon sens du terme, leurs savoirs. C’est la raison pour laquelle j’ai régulièrement publié des ouvrages assez brefs et accessibles qui permettent d’être écoutés et lus par un public qui n’aurait pas d’intérêt pour des ouvrages plus longs ou plus strictement scientifiques. »
- Présentez-vous ! Quel est votre rôle au sein de l’université de Rouen Normandie ?
Je suis Professeur des Universités en histoire contemporaine depuis 2020, après avoir été Maître de conférences pendant dix ans. J’ai été impliqué dans diverses structures de l’Université. Aujourd’hui, j’achève une délégation de cinq ans à l’Institut Universitaire de France (IUF) où j’ai mené un projet de recherche sur les rapports des socialistes occidentaux (France, Allemagne, Autriche) avec « l’Orient ». En termes d’implication concrète, je suis co-directeur d’axe au laboratoire GRHis (sur l’histoire des révolutions) ainsi qu’à l’IRIHS (sur l’histoire du patrimoine, industriel notamment) où je siège au conseil de gestion.
- Vous êtes enseignant-chercheur. Avant de passer à vos recherches, pouvez-vous nous parler de vos enseignements ? Qu’enseignez-vous ? Que cherchez-vous à transmettre à vos étudiants ?
J’enseigne une large part dans le domaine des concours (CAPES, agrégation) mais aussi dans le cadre de séminaire de master et de doctorat, et dans une moindre mesure en licence. Pour les concours, j’enseigne évidemment ce qui est au programme, et l’on touche donc à une grande variété de sujets (histoire de la France, bien sûr, mais aussi des mondes coloniaux, de l’Afrique, du travail, etc.). Mes enseignements dans les séminaires de Masters traitent notamment de l’historiographie de plusieurs « grands » sujets de l’histoire contemporaine (histoire des forces politiques, histoire des révolutions). J’ai toujours enseigné (ou presque) l’histoire de France en miroir des pays germaniques. L’histoire des grandes Empires européens et coloniaux est aussi une constante dans mes enseignements.
- Quel est le sujet principal de vos recherches ?
Ma « spécialité » est avant tout l’histoire des gauches en Europe, avec une focalisation plus particulière sur trois pays, la France, l’Allemagne et l’Autriche, et avec une période de prédilection, qui va des années 1870 aux années 1920, soit un demi-siècle. Je remonte régulièrement en amont et il m’arrive de « déborder » un peu chronologiquement, et géographiquement. Je cherche à analyser la formation, l’implantation, l’influence et les interactions des courants sociaux-démocrates et socialistes entre eux à l’échelle de plusieurs pays, tout en m’intéressant à leurs rapports avec les mondes extra-européens. J’ai particulièrement à cœur de m’intéresser tant à la « base » de ces organisations (les milieux militants et sympathisants) qu’au « sommet » (les débats théoriques et idéologiques, leurs contenus propres et ce qu’ils impliquent). Après, selon les moments de la recherche, les thèmes peuvent être plus ou moins tel ou tel courant, ou tel ou tel pays, ou bien un aspect relevant davantage de l’histoire des idées. Par exemple en 2022 j’ai publié un ouvrage sur les révolutions en Allemagne et en Autriche en 1918-1922 (La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme, Armand Colin, 2022), récemment une biographie de Jean Jaurès (Jean Jaurès, Perrin, 2024) et je sors ces jours-ci une synthèse sur l’histoire des marxismes dans la célèbre collection « Que sais-je ? » (Les marxismes, Puf/ Que sais-je ?, 2025).
- Quand on fait de la recherche en sciences humaines, sur un sujet qui peut être d’actualité comme les gauches en France, comment fait-on pour justement ne pas faire de la politique, mais bien de la recherche ?
Il faut savoir distinguer les deux. Chacun est libre de ses engagements à l’extérieur de l’Université, bien évidemment, mais une confusion ne doit pas s’installer entre le domaine propre du chercheur et l’actualité – raison pour laquelle les enseignants-chercheurs doivent être prudents par exemple, selon moi, dans l’usage des réseaux sociaux. Dans les cours, l’histoire des gauches doit être présentée selon des critères relativement simples : il faut les traiter selon la logique propre de chaque courant, comprendre leurs tensions internes, etc. et ne pas favoriser par exemple des « bons » contre des « mauvais », des « gentils » (ou « méchants » !) quand on distingue les « réformistes » et « révolutionnaires », pour ne prendre que l’exemple le plus célèbre. C’est un point auquel je tiens et je m’efforce de le faire en toutes circonstances. La même chose s’applique lorsque vous publiez comme historien dans des revues académiques qui sont régies par les règles de l’institution… et d’ailleurs souvent financées par elle. Il faut toujours conserver une distance critique à l’égard d’un tel objet, ce qui n’empêche pas à l’extérieur d’intervenir dans d’autres cadres, l’important étant de ne pas céder à la confusion des genres.
- Vous intervenez fréquemment dans les médias en tant qu’expert. Est-ce important pour vous de pouvoir toucher un public moins universitaire ?
Je pense en effet que les universitaires doivent être capables de vulgariser, dans le bon sens du terme, leurs savoirs. C’est la raison pour laquelle j’ai régulièrement publié des ouvrages assez brefs et accessibles (comme Marx à la plage, Dunod, 2019) qui permettent d’être écoutés et lus par un public qui n’aurait pas d’intérêt pour des ouvrages plus longs ou plus strictement scientifiques. Là encore, il faut trouver un équilibre pour ne pas céder à la tentation de ne faire que des ouvrages et des interventions pour le grand public… Car ce n’est pas là la vocation première d’un universitaire. Mais inversement, à plus forte raison à propos d’un sujet qui peut toucher parfois à la plus brûlante actualité (les divisions à gauche…), il me semble possible d’avoir une expertise circonstanciée et argumentée, qui parvienne même (j’espère) à donner un peu de profondeur historique à des analyses qui en manquent parfois…
- Vous venez de sortir un livre sur Jean Jaurès. Que pouvez-vous nous dire de ce grand personnage historique ?
Il y a évidemment de multiples aspects à évoquer ! Tout d’abord, j’ai découvert que même sur un sujet qui semble particulièrement bien connu comme Jean Jaurès, on peut toujours découvrir de nouveaux aspects négligés jusqu’ici. J’ai eu notamment accès à une série d’archives qui m’ont permis de découvrir de nouveaux éléments, notamment sur ses rapports avec des militants à l’échelle internationale : le rôle clef joué par des exilés russes présents en France protégés par Jaurès par exemple. Un autre élément est le décalage entre l’image positive façonnée progressivement après sa mort (au point que la plupart de ses biographes jusqu’ici avaient tendance à « embellir » sa réputation) et le personnage en son temps : détesté, haï, critiqué en permanence (y compris par ses « amis » de gauche) et, comme on le sait, finalement assassiné. Il a dû en permanence combattre sur plusieurs fronts. Enfin, et sans exclusive, j’ai restitué la conception que Jaurès avait du combat politique. N’oublions pas – nous venons d’évoquer ce problème, justement ! – que Jaurès est un intellectuel, un universitaire, il aurait pu faire une belle carrière comme professeur à l’université de Toulouse. Il a finalement fait d’autres choix, on le sait, mais il n’a jamais abandonné une certaine exigence : il voulait faire en sorte que la politique conserve une certaine grandeur, attention que l’on retrouve dans les multiples références historiques et philosophiques qui parsèment nombre de ses articles et discours… Ambition démesurée ? Peut-être, mais il donne une saveur particulière au personnage, qui lui permet aussi d’avoir encore une certaine actualité.