Dès cette année, au mois de juin, les élèves de seconde générale et technologique devront réaliser un stage d’observation en milieu professionnel d’une durée de deux semaines. Le conseil supérieur de l’éducation s’est pourtant prononcé contre ce texte, par 58 voix contre et seulement 8 voix pour.
Les arguments contre la mesure étaient néanmoins d’ordres différents : si certains représentants des employeurs soulignaient la difficulté pratique d’accueillir en même temps les quelque 500 000 élèves de seconde, les syndicats d’enseignants pointaient avant tout les risques d’inégalités, et une partie d’entre eux interrogeaient également le rôle de l’école.
Pour mettre en perspectives ces débats, il n’est pas inutile de s’intéresser à une mesure similaire : depuis 2005, tous les élèves de troisième doivent effectuer un stage d’une semaine dans l’objectif de « développer les connaissances des élèves sur l’environnement technologique, économique et professionnel et notamment dans le cadre de l’éducation à l’orientation ».
Quels enseignements ces immersions nous apportent-elles sur l’intérêt d’une prise de contact précoce avec le monde de l’entreprise ? Qu’en est-il des inégalités redoutées par les enseignants ?
Des réseaux de recherche inégaux selon l’origine sociale
Si l’on dispose aujourd’hui d’un recul de près de 20 ans sur ces stages de troisième, peu d’études se sont penchées sur cette mesure. Citons néanmoins deux enquêtes réalisées respectivement par l’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV) et par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) en 2018, ainsi qu’une étude plus ancienne, réalisée entre 2013 et 2014 par les Chambres de commerce et d’industrie (CCI).
Sans surprise, les élèves issus des couches supérieures peuvent compter sur la force des liens faibles et profiter du réseau plus étendu de leurs parents, facilitant la recherche de stage. Alors même qu’ils sont les moins concernés par une spécialisation précoce de leur parcours scolaire, ils sont plus nombreux que les enfants d’origine populaire à déclarer effectuer un stage en lien avec leur projet d’orientation.
Fourni par l’auteur
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Néanmoins, les quelques données quantitatives disponibles ne renseignent ni sur la nature des stages effectués ni sur ce qu’ils apportent effectivement aux élèves. Dans le cadre d’un travail de recherche sur l’orientation, j’ai suivi une cohorte de 28 élèves durant toute leur scolarité au lycée, en réalisant avec chacun d’entre eux un entretien chaque année scolaire. Lorsqu’ils étaient en seconde, j’ai ainsi pu les interroger sur le stage qu’ils avaient effectué l’année précédente et recueillir des informations sur leur perception de ces immersions en entreprise.
Malgré l’épidémie de Covid – les élèves en question étaient en troisième en 2020-2021 et, dans certains établissements scolaires, les stages ont été annulés ou rendus facultatifs – la majorité des élèves participant à l’enquête a pu effectuer un stage.
Si la recherche de stage a pu être d’autant plus compliquée, certaines entreprises comme les hôpitaux ou les crèches n’accueillant plus d’élèves de troisième dans ce cadre de leur stage, l’enquête confirme l’importance du réseau familial. À noter : les élèves issus des couches moyennes semblent davantage enclins à compenser un moindre capital social par une plus forte propension à candidater par eux-mêmes auprès des employeurs. L’enquête met en outre en lumière les différences notables quant à la nature des stages effectués.
Fourni par l’auteur
Surtout, les données recueillies montrent que les élèves sont inégalement préparés à la réalisation même de ce stage, de sorte que les apports de ce dernier ne sont pas les mêmes. Si ce stage est présenté dans les textes officiels comme une mesure destinée à aider les élèves à s’orienter, seule une petite moitié des élèves a effectué un stage en lien avec son projet d’orientation.
Confirmer un projet d’orientation ou réfléchir sur le monde du travail ?
Les élèves qui ont réalisé un stage en lien avec leur projet d’orientation sont principalement des élèves d’origine assez populaire, ayant poursuivi dans la voie professionnelle. Le stage leur apparaît comme une confirmation de l’orientation envisagée ou constitue, plus rarement, une découverte, donnant au projet le statut d’objectif en cours de réalisation.
Pour quelques élèves issus de milieux plus aisés, le stage vient confirmer un projet dont la réalisation est d’autant plus floue et incertaine qu’ils ont poursuivi leur scolarité dans la voie générale, de sorte qu’ils avaient encore le temps d’en changer.
Reste que, quelle que soit la nature du stage, et, quel que soit le lien entre ce dernier et leur projet d’orientation, la principale inégalité entre les élèves réside sans doute dans leur manière même à appréhender l’activité qu’ils ont l’opportunité d’observer. Invités à parler de leur stage, les élèves issus des catégories populaires ont du mal à décrire ce qu’ils ont observé et partagent avant tout leur ressenti et leur goût ou leur dégoût pour l’activité en question.
L’entretien réalisé avec Zoé est à cet égard assez illustratif. Fille d’un chauffeur de taxi et d’une assistante d’exploitation, elle a effectué son stage dans l’entreprise dans laquelle travaille sa mère, sur proposition de cette dernière.
Enquêteur : « Tu me dis que tu as beaucoup aimé ton stage. »
Zoé : « Oui. »
Enquêteur : « Qu’est-ce que tu as aimé ? »
Zoé : « Oh je sais pas. Franchement je sais pas ce que j’ai aimé, mais j’ai beaucoup aimé enfin ce qu’elle disait… je sais pas je me voyais bien faire ça en fait. »
Enquêteur : « Ouais. Et elle faisait… est-ce que tu saurais dire ce qu’elle faisait ? »
Zoé : « Bah elle faisait, bah déjà des papiers. En fait c’était la gestion bah des… des personnes de l’entreprise. Et j’aime bien faire ça en fait. Elle faisait les fiches de paye. Elle faisait plein de trucs en fait. Et j’aime bien faire ça. »
Seuls quelques élèves, issus de milieux plutôt aisés sont en mesure de décrire plus finement l’activité observée, par exemple en termes de gestes et de postures professionnelles, et d’expliquer ce qui s’y joue, du point de vue de la qualité des produits, des rapports avec les clients ou encore des rapports de pouvoir au sein même de l’organisation productive, et des conséquences que cela peut avoir sur le travail lui-même. Pour ces élèves, le stage est alors l’occasion d’un exercice de réflexion, éventuellement critique, sur le monde du travail, confrontant leurs observations à leurs représentations initiales.
C’est notamment le cas de Théo, dont les deux parents sont enseignants, et qui, par défaut, a effectué son stage au service urbanisme de la commune dans laquelle il réside. Durant l’entretien, il évoque des éléments qu’il a appréciés, comme le lien avec la géographie, ou encore la complémentarité entre le travail réalisé dans le bureau et les vérifications effectuées sur le terrain, ainsi que des points négatifs, tels que le stress généré dans l’équipe par les délais de traitement des dossiers, ou encore le caractère irrationnel de certaines demandes venants des usagers, auxquelles il est néanmoins obligatoire d’apporter une réponse.
Sauf pour une minorité d’élèves, l’horizon professionnel est encore trop lointain pour qu’un stage précoce puisse constituer une aide directe l’élaboration d’un projet. En définitive, c’est l’objectif même du dispositif qui mériterait d’être interrogé : dans une société où le travail se donne de moins en moins à voir, pourquoi ne pas envisager ce stage comme l’occasion d’une réflexion sur ce que travailler veut dire, sur les évolutions du travail, sur ses conflits, sur sa place à la fois à l’échelle d’une personne et de la société ?
Une telle perspective suppose d’avoir du temps pour préparer les élèves en amont, et leur donner des outils, aussi bien théoriques que pratiques. Mais les professeurs principaux, désormais chargés d’informer et d’accompagner les élèves dans l’élaboration de leur projet d’orientation, ne disposent généralement ni de temps spécifiques à y consacrer, ni de formation en la matière.
Auteur
Erwan Lehoux, Chargé de cours à l’université de Rouen, doctorant au CIRCEFT-ESCOL (Paris-8) et membre associé au Dysolab, Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Date de publication : 01/03/24