Dans l’imaginaire populaire, quand on parle de recherche, on imagine souvent des microscopes, des boîtes de pétri, des éprouvettes, des super-ordinateurs et autres ustensiles des sciences dites dures. Mais la recherche ce n’est pas uniquement cela. Il existe tout un pan de celle-ci, notamment dans les sciences humaines et sociales, parfois trop méconnu. À l’occasion de la journée de la langue anglaise et de la journée de la langue espagnole, nous avons rencontré trois enseignants-chercheurs de l’UFR Lettres et Sciences Humaines de l’université de Rouen Normandie pour qu’ils nous parlent de la spécificité de leurs recherches.
Le 23 avril ! Cette date n’a peut-être aucune importance pour vous. C’est peut-être simplement l’anniversaire d’un lointain cousin. Si vous êtes passionnés d’astronomie, vous vous souvenez sûrement de l’envol de Thomas Pesquet vers la station internationale. Ou vous le savez peut-être, c’est le jour où a été mise en ligne la première vidéo Youtube. Mais dans le monde de la littérature, le 23 avril revêt une tout autre importance. Cette date correspond à la fois à la journée de la langue anglaise et à celle de la langue espagnole. Pourquoi les deux tombent-elles le même jour ? C’est en réalité un pur hasard qui fait référence à une date marquante de l’histoire : le 23 avril 1616. En effet, lors de cette même journée sont décédés deux des plus célèbres écrivains de l’histoire : William Shakespeare du côté de Stratford-upon-Avon et Miguel de Cervantès à Madrid. C’est en référence à ces deux auteurs majeurs de la littérature internationale que cette date a été choisie.
À l’université de Rouen Normandie, la place des langues est extrêmement importante. L’UFR Lettres et Sciences Humaines (LSH), dans laquelle se trouvent les départements de langues, est la plus importante de l’URN en nombre d’étudiants. Mais si ces derniers bénéficient au quotidien de la formation de leurs professeurs, une grande partie de ces enseignants sont également des chercheurs. Alors, sur quoi porte exactement la recherche en langues ? « Il y a trois grands volets : la littérature, la linguistique et la civilisation. Le point commun c’est que nous travaillons autour de grandes aires culturelles qui peuvent être anglophone, hispanophone, germanophone, etc. », explique Marie-José Hanaï, professeure des universités au département d’études romanes et membre de l’unité de recherche ERIAC (Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles).
La recherche en littérature
« Mon domaine de recherche c’est très précisément la littérature mexicaine contemporaine et notamment la fictionnalisation de l’histoire », continue Marie-José Hanaï. « C’est l’axe que je suis depuis ma thèse et sur lequel je travaille encore maintenant. J’étudie notamment comment la violence vécue par la société mexicaine est appréhendée et intégrée dans des textes de fiction ». Sans surprise, en littérature, l’objet principal de recherche est le texte. Il faut lire. « Nous passons beaucoup de temps dans les bibliothèques. Et quand nous avons la chance de travailler sur des auteurs vivants, nous essayons de les rencontrer, d’échanger avec eux », continue-t-elle. Étudier des auteurs encore vivants permet d’ailleurs à l’enseignante-chercheuse de travailler sur un aspect que tous n’ont pas la chance de vivre. « Ma recherche, c’est aussi une façon de faire découvrir à l’auteur ce qu’il a pu apporter, ce qu’il a pu susciter dans l’imagination de ces lecteurs critiques que sont les chercheurs en littérature ».
Mais quelle est la finalité de cette recherche en littérature ? « Nous nous posons une multitude de questions. Qu’est-ce qu’on fait ensuite de ces recherches ? Quel est l’impact ? Quel effet le texte produit sur le lecteur ? Qu’est-ce qu’un texte de fiction me fait à moi en tant que lecteur et lectrice ? Et quel est le pouvoir de la littérature de fiction ? Pourquoi écrire de la fiction ? Le fait de déjà se poser toutes ces questions et de tenter d’y répondre, c’est de la recherche ».
La recherche en civilisation
« La recherche en civilisation anglaise est très vaste », explique de son côté Peter Marquis, maître de conférences au département d’études anglophones, spécialiste de l’histoire des États-Unis, et lui aussi membre de l’unité de recherche ERIAC. « Nous étudions souvent les relations entre notre pays d’origine et un pays anglophone. En l’occurrence pour moi, c’est le lien entre la France et les États-Unis. Nous allons par exemple étudier l’image de la presse américaine dans la presse française, l’image du sport américain dans les magazines français ou encore les relations internationales du point de vue français. Un deuxième aspect de la recherche en civilisation est d’aller sur le terrain et de faire des recherches qui portent uniquement sur les États-Unis, indépendamment du point de vue français. C’est notamment mon cas. J’ai étudié l’histoire du quartier de Brooklyn des années 1880 à 1950, selon l’angle de l’importance de son équipe de baseball pour la construction d’une identité locale. C’était le sujet de ma thèse. Enfin, nous pouvons aussi faire une veille scientifique, c’est dans ce cadre-là que nous écrivons par exemple sur le site The Conversation. Nous faisons des articles de commentaires érudits sur l’actualité. C’est là le deuxième aspect du métier d’enseignant-chercheur en civilisation qui délaisse un peu la partie histoire et va plus vers la partie sociologie ». Une partie sociologie qui peut potentiellement avoir une influence considérable d’après les dires de l’enseignant-chercheur. « J’aimerais travailler plus en lien avec les pouvoirs publics », continue-t-il. « Je peux apporter un regard de spécialiste. J’ai pu par exemple étudier qu’aux États-Unis, tel ou tel quartier est sorti de la misère par tel programme. Je peux proposer de faire un rapport puis de le tester de manière expérimentale dans un quartier français dans lequel il y aurait des problèmes de marginalisation, d’exclusion, de pauvreté endémique. Ce n’est pas dans les habitudes françaises de mettre la science sociale au service des politiques publiques. Mais si on travaille en bonne intelligence nous pourrions avoir des résultats et au final être utile à tous ».
Pour certains, les civilisationnistes seraient tout simplement des historiens, mais Peter Marquis insiste sur quelques nuances. « Il y a cette dimension d’être spécialiste de la culture d’un pays au sens large et pour cela, ça inclut la maîtrise totale de la langue. En tant que spécialiste de l’anglais, nous pouvons nous prévaloir de cette compétence et apporter une dimension à la fois historique et linguistique. Par exemple sur l’expression « pursuit of happiness » qui se trouve dans la constitution des États-Unis, nous pouvons relever des nuances que certains historiens non-bilingues ne noteraient pas forcément ». Autre différence avec l’histoire qui semble notable pour le maître de conférences, les méthodes de travail employées. « L’histoire repose sur des sources, il y a des méthodes de recherche très claires, très ancrées. La civilisation souffre peut-être d’un manque de rigueur. Nous pouvons tout étudier de la manière dont nous le voulons : le sport d’une manière psychanalytique, la présidence d’une manière littéraire, le cinéma avec des outils parfois peu rigoureux. Certains disent que c’est la force des études en civilisation, d’avoir cette approche transdisciplinaire et non dogmatique ».
La recherche en linguistique
Le troisième pan de la recherche en langues est la linguistique. Comme les deux disciplines précédentes, celle-ci est très large. Il peut y avoir la linguistique fondamentale comme la linguistique appliquée, l’ethnolinguistique et la didactique, etc. Laura Goudet, maîtresse de conférences en linguistique anglaise et membre de l’unité de recherche ERIAC comme ses deux collègues, évoque son métier. « J’ai deux grands pans de recherche. J’étudie beaucoup internet, les mèmes, la discussion sur les forums et les réseaux sociaux, la façon dont on s’identifie, les discours militants. Le second pan c’est l’étude des jeux vidéo. Je travaille sur les discours dans le jeu vidéo, l’identité, la question des minorités. Je fais également des études sur les questions de la norme linguistique, sur ce qu’on met dans un dictionnaire, notamment sur les dictionnaires d’anglais des pays colonisés ». Le terrain d’étude de l’enseignante-chercheuse est varié. « Cela peut être directement les ouvrages comme les dictionnaires. Mais comme je travaille aussi sur les discours d’internautes et dans les jeux vidéo c’est également les réseaux sociaux et jouer ou regarder des parties sur internet. Je donne deux exemples de mes recherches sur le jeu vidéo. Sur Mass Effect j’ai travaillé sur les voix utilisées en anglais. Pourquoi on va par exemple utiliser un comédien nigérian pour faire un super colon ? Sur Animal Crossing j’ai fait des recherches afin d’expliquer comment on imite la voix humaine alors qu’on veut faire en sorte que ce ne soit pas de la voix humaine. Il y a une partie physique, acoustique à mes recherches ».
Pour Laura Goudet, la question de la finalité de ses recherches est importante. « Il y a la question du mieux enseigner. Comment nos recherches peuvent aider notre enseignement ? L’anglais c’est une grosse matière. Mon travail personnel c’est d’arrêter la stigmatisation autour de l’anglais indien, nigérian, ougandais, etc. Il y a un côté social à ces recherches. Ces différents anglais c’est parfois quelque chose qui échappe à ce qu’on voit à l’université ».
Une recherche essentielle en sciences humaines
Si la recherche en sciences humaines n’a pas forcément la même popularité que celle en santé, en physique ou en biologie, elle reste également essentielle et très importante. « Honnêtement je sais que ma recherche ne va pas changer le monde. Mais ce type de recherche alimente la réflexion, alimente cette capacité à prendre de la distance et à avoir un regard critique mais constructeur sur la réalité », reprend Marie-José Hanaï. « Nous faisons des sciences humaines. Il y a le terme humain qui prend tout son sens ici. Nous sommes dans les idées, les pensées, la réflexion, l’esprit critique et faire avancer cette façon de regarder le monde passé, le monde présent et d’envisager le monde futur », conclut-elle.
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Dernière mise à jour : 25/04/23
Date de publication : 21/04/23