Le Conseil constitutionnel doit remettre une importante décision de constitutionnalité à propos de la loi immigration portée par Gérald Darmanin. Quelles sont les méthodes de travail de cette juridiction trop souvent perçue comme obscure et politique ? Parfois décrites comme « secrètes », pour rester loin des pressions partisanes, elles n’en sont pas moins codifiées et méthodiquement arrêtées par des textes fondamentaux, comme l’ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958 relative au fonctionnement du Conseil constitutionnel.
Une procédure plus qu’un contentieux
Le Conseil constitutionnel est d’abord « saisi » par des autorités politiques. Il peut s’agir de députés ou sénateurs (plus de 60 sont requis), des présidents des deux assemblées, du premier ministre ou du président de la République. Ces autorités lancent alors un délai d’examen par le Conseil de la conformité de la loi à la Constitution, qui ne peut excéder un mois.
Conformément à l’article 61 de la Constitution, les juges constitutionnels disposent d’un mois, après enregistrement de la saisine au greffe, pour rendre une décision.
La saisine pour la loi immigration a été faite en l’occurrence par le président de la République, la présidente de l’Assemblée nationale et les députés et sénateurs de la gauche.
Comme tous les juges, ceux qui forment le Conseil constitutionnel suivent une procédure avant de rendre leur jugement. Néanmoins les concepts de contentieux, parties, instruction, mémoires ou contradiction ne sont pas adaptés à cette juridiction d’un type particulier. Ainsi, le vocabulaire normal de la justice n’est pas utilisé pour le Conseil constitutionnel, tant son office est particulier.
Ayant à juger une question purement objective, c’est-à-dire ne s’intéressant qu’à la conformité́ d’une norme à une autre dans l’intérêt du Droit, le Conseil constitutionnel ne tranche pas un contentieux entre parties. Il se prononce en droit sur la constitutionnalité́ de la loi mais ne donnera pas raison ou tort aux partis politiques qui s’affrontent.
Ces raisons expliquent le particularisme de la procédure qui conduit au rendu de la décision ; les robes d’avocats ne bruissent pas dans des salles des pas perdus animées où des dossiers papiers s’amoncellent. Les ambiances sont plutôt à l’exact inverse : un peu entre la chambre parlementaire et la juridiction, les couloirs feutrés moquettés laissent le silence régner entre les bureaux fermés des neuf membres et de leurs services, qui communiquent par échanges informels au cours de nombreuses réunions, avant de parvenir à une décision consensuelle dans la salle des délibérés.
Un principe du contradictoire aménagé
La décision suit une procédure de fabrication, une véritable « instruction », mais il n’y a pas d’opposition de points de vue entre deux « parties » opposées. Il est difficile d’imaginer au Conseil constitutionnel un « demandeur » et un « défenseur » de la loi comme dans n’importe quel litige, puisque gouvernement et Parlement ont, ensemble, construit une loi et qu’il n’y a donc pas à proprement parler de « parties au procès ».
Pourtant, depuis 1993, par le truchement de Robert Badinter, les groupes parlementaires ont la possibilité de venir exposer un point de vue sur un dossier, mais peu s’en sont emparés.
C’est donc le secrétariat général du gouvernement, actuellement Claire Landais, qui vient dialoguer avec le secrétariat général du Conseil constitutionnel, Jean Maïa, dont nous allons voir qu’il joue un rôle central.
Dans le cas qui nous occupe, la réunion a dû être particulièrement originale, entre un secrétariat général du gouvernement censé défendre la constitutionnalité de la loi, et un secrétaire général du Conseil constitutionnel qui a suivi de près les aveux d’inconstitutionnalité tenus par le président de la République en personne, la première ministre Elisabeth Borne et le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.
Les « fiches » du secrétariat général du gouvernement quant à la constitutionnalité de la loi sont censées être préparées bien en amont de la prise de décision, afin de donner des pistes au Conseil constitutionnel pour comprendre le processus qui a conduit à adopter la loi. Dans le cas présent, la secrétaire générale se retrouve dans une position politique compliquée. Outre ces discussions de couloirs, la procédure est bien formalisée autour de plusieurs temps forts et acteurs clefs.
Des acteurs clés
Le Conseil constitutionnel est composé de neuf membres, surnommés « les Sages » par les médias, dont le président de l’institution, Laurent Fabius, qui a un collaborateur personnel attaché à l’organisation de son agenda.
Ils sont nommés pour un mandat de neuf ans et renouvelés par tiers tous les trois ans. Trois membres, dont le président, sont nommés par le président de la République, trois autres par le président de l’Assemblée nationale, et les trois derniers par le président du Sénat.
Conseil Constitutionnel
Si le président Laurent Fabius est la figure médiatique de l’institution, son rôle ne saurait masquer l’ascendant d’un homme sur l’organisation des travaux : le secrétaire général, aujourd’hui Jean Maïa. Il est nommé par décret du président de la République, sans durée de temps indicative. Devant s’adapter telle une vigie au renouvellement régulier des membres, il veille plus longuement que les autres à la continuité des travaux de l’institution.
C’est lui qui rédige les fiches informatives, qui renseigne les points juridiques clés, qui prépare le projet de « Commentaire aux Cahiers », publications phares de l’institution, pour expliquer, déminer, dé-politiser. Son œuvre pédagogique est cardinale pour qu’une décision soit rendue. Sans lui, point de rendez-vous qui tienne, sans lui, pas de colonne vertébrale.
Il est tout et il n’est rien ; autorité administrative et technique, le secrétaire général n’est pas membre de l’institution et ne peut donc rien faire « en son nom ». Tel un administrateur d’une assemblée, il prépare mais n’écrit pas. Le membre rapporteur du texte (nommé par les neuf membres en cooptation pour organiser les travaux de manière équitable) est le seul à préparer « l’avant-projet de décision ».
Un combat inégal
Le Conseil constitutionnel est aussi un adepte du temps précontentieux et deux services clés, la documentation et le service juridique, suit les travaux parlementaires dès la rentrée de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Ce travail en amont est important notamment pour connaître la procédure ayant conduit à l’adoption des futures lois potentiellement déférées à la haute institution, prendre connaissance de celles-ci et rechercher les dispositions qui pourraient être inconstitutionnelles, avant même que les parlementaires (ou d’autres autorités) ne les évoquent.
En préparant le débat de constitutionnalité, les services – chapeautés par le secrétaire général et le membre rapporteur, souvent nommé « pré-rapporteur » de lois dont la saisine est pressentie – s’émancipent de la critique politique nécessairement contenue dans les mémoires de saisine.
Ces derniers ne font autre chose que de continuer la joute de l’intérêt général devant un juge qui ne peut trancher qu’à partir d’éléments juridiques dépassionnés. Dans ce combat inégal, le Conseil constitutionnel doit toujours faire gagner le droit et le rechercher, là où les artifices, les atours du vocabulaire de communication des gouvernants, noient le discours légistique.
Un jour fatidique
Les débats au sein de la haute instance conduisent à rendre une décision de justice d’une manière très originale : par délibération « collégiale ».
La décision n’est pas rendue « au nom du peuple français » comme pour les autres juges (assise, judiciaire, administratif par exemple), mais elle n’est pas rendue non plus au nom d’une seule personne (comme les arrêtés ministériels ou autres décisions administratives). Elle est rendue au nom de l’intégralité des membres présents, au moins sept, lors de la délibération.
Ainsi, le rapporteur arrive avec un avant-projet qu’il présente ; c’est un moment de grand oral important, à l’image d’un ministre qui vient défendre son projet dans un Conseil des ministres ; il faut emporter avec soi la conviction des huit autres membres de l’instance. Pour éviter toute pression politique, le nom du membre rapporteur reste secret dans toutes les affaires. Ainsi, aucune fuite n’a permis d’identifier qui rapportera sur la loi immigration.
Sont présents autour de la table en U – l’ordre protocolaire autour du président est arrêté en fonction des années de nomination –, le greffe, pour consigner ce qui est dit, le service juridique et le secrétaire général pour éclairer les débats.
Ce n’est qu’une fois que les neuf membres sont d’accord avec ce qui est présenté que la décision peut être prise ; dans le cas contraire, les membres discutent point par point avec le rapporteur du texte sur la rédaction qui sera adoptée et qui fera consensus.
Tout y est pesé ; le poids juridique, l’impact politique, les remous médiatiques. Chaque président a imprimé son style, Robert Badinter pour la juridictionnalisation (soit le fait de remettre à une juridiction le contrôle d’une situation), Laurent Fabius pour la communication.
Une décision déceptive
Aujourd’hui, la décision à rendre contient une charge politique inédite. Le gouvernement attend du Conseil constitutionnel qu’il « nettoie » le texte des addenda venant du groupe Les Républicains, auquel il a concédé politiquement.
Œuvrant à la manière du projet de loi de réforme des retraites – dont les censures par le juge constitutionnel étaient prévisibles et portaient précisément sur les mesures sociales censées servir la dureté de la réforme – le gouvernement engage donc le juge à son corps défendant dans une querelle politique.
Pour autant, la décision à venir générera nécessairement de la déception de part et d’autre, puisqu’en portant un regard juridique sur la loi, elle n’apportera pas de solution au débat politique.
On l’aura compris, les membres sont accompagnés par des services et dirigés par un rapporteur qui travaillent sur le projet de loi depuis de longues semaines, épluchant les travaux parlementaires, les différentes versions du texte, les jurisprudences antérieures du juge constitutionnel, de manière à concilier deux textes fondamentaux : la loi voulue par le pouvoir politique et la Constitution du peuple français.
L’une assure la confiance politique du pays en ses gouvernants le temps d’un mandat, l’autre assure la protection d’une ligne fondamentale de droits humains qui traverse les âges.
Auteur
Anne-Charlène Bezzina, Constitutionnaliste, docteure de l’Université Paris 1 Sorbonne, Maître de conférences en droit public à l’université de Rouen Normandie.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Dernière mise à jour : 04/03/24
Date de publication : 26/01/24