Depuis la Révolution cubaine de 1959, l’Amérique latine est souvent pensée à travers les évènements et faits d’armes les plus spectaculaires qui jalonnent son histoire politique. Vastes mobilisations protestataires et insurrections, guérillas et révolutions, coups d’État et dictatures militaires rythment les dernières décennies.
En Europe, en partie du fait d’un rapport à la région pétri d’un « exotisme familier » (c’est-à-dire où la proximité linguistique et plus généralement culturelle tend à donner l’illusion d’une meilleure prise sur les réalités du terrain), les représentations les plus ordinaires de la politique latino-américaine sont souvent bien plus tranchées que s’agissant d’autres régions du monde. Entre le poids des certitudes et la force des émotions, les bouleversements réguliers des scènes politiques outre-Atlantique déchaînent les passions et polarisent les discours politico-médiatiques, militants et académiques.
À partir du milieu des années 1990, dans un contexte de luttes contre des gouvernements néolibéraux, cette dialectique de fascination-répulsion s’est intensifiée. Ces luttes ont pris de multiples visages : des résistances indigènes centre-américaines à celles des pays andins en passant par les paysans Sans-terre brésiliens, les combats des chômeurs (piqueteros) et travailleurs argentins ; de la fondation de communautés zapatistes du Chiapas (Mexique) aux processus constituants et « révolutions » se réclamant du « socialisme du XXIe siècle » (Venezuela, Bolivie, Équateur), en passant par la démocratie participative à Porto Alegre (Brésil). Populistes sinon autoritaires pour les uns, démocrates et émancipateurs pour les autres, les mouvements associés au « tournant à gauche » des années 2000 ont ainsi suscité des réactions contrastées. À partir de 2015, on a assisté à un « virage à droite » qui a entraîné son lot de réactions symétriquement inverses.
Enfin, ces dernières années, d’immenses mobilisations féministes (Argentine, Chili) et des protestations antigouvernementales multiformes ont émaillé la région (Venezuela, Nicaragua, Chili, Équateur, Bolivie, Colombie). Ce contexte de polarisation a reconduit les politiques et médias européens dans leur enclin à la romantisation ou au dénigrement des acteurs politiques latino-américains du moment.
Au demeurant, force est de constater que malgré la fréquence des reconfigurations partisanes et des entreprises charismatiques prétendant conjurer une instabilité économique et politique chronique, la région reste des plus inégalitaires et violente au monde. Les injustices de classe, les tensions raciales et les violences patriarcales se perpétuent. Ainsi, par-delà les multiples formes qu’emprunte le politique, les structures sociales de domination demeurent relativement stables. C’est là le constat paradoxal qui est au fondement de nos réflexions.