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Amérique latine : ruptures politiques récurrentes, inégalités sociales persistantes

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Les pays d’Amérique latine connaissent régulièrement des alternances politiques mouvementées, qui à la fois s’inscrivent dans les dynamiques sociales en cours sur le continent et les influencent. Un ouvrage collectif qui vient de paraître aux Presses de l’Université de Rennes, « Alternances critiques et dominations ordinaires en Amérique latine », s’efforce d’éclairer l’entrelacement entre le politique et le social, à travers neuf enquêtes mêlant approches « par le haut » et « par le bas ». Nous vous proposons ici un extrait de l’introduction, où les quatre spécialistes ayant dirigé cette publication expliquent les interrogations à l’origine du livre et les méthodes employées pour y apporter des réponses.


Depuis la Révolution cubaine de 1959, l’Amérique latine est souvent pensée à travers les évènements et faits d’armes les plus spectaculaires qui jalonnent son histoire politique. Vastes mobilisations protestataires et insurrections, guérillas et révolutions, coups d’État et dictatures militaires rythment les dernières décennies.

En Europe, en partie du fait d’un rapport à la région pétri d’un « exotisme familier » (c’est-à-dire où la proximité linguistique et plus généralement culturelle tend à donner l’illusion d’une meilleure prise sur les réalités du terrain), les représentations les plus ordinaires de la politique latino-américaine sont souvent bien plus tranchées que s’agissant d’autres régions du monde. Entre le poids des certitudes et la force des émotions, les bouleversements réguliers des scènes politiques outre-Atlantique déchaînent les passions et polarisent les discours politico-médiatiques, militants et académiques.

À partir du milieu des années 1990, dans un contexte de luttes contre des gouvernements néolibéraux, cette dialectique de fascination-répulsion s’est intensifiée. Ces luttes ont pris de multiples visages : des résistances indigènes centre-américaines à celles des pays andins en passant par les paysans Sans-terre brésiliens, les combats des chômeurs (piqueteros) et travailleurs argentins ; de la fondation de communautés zapatistes du Chiapas (Mexique) aux processus constituants et « révolutions » se réclamant du « socialisme du XXIe siècle » (Venezuela, Bolivie, Équateur), en passant par la démocratie participative à Porto Alegre (Brésil). Populistes sinon autoritaires pour les uns, démocrates et émancipateurs pour les autres, les mouvements associés au « tournant à gauche » des années 2000 ont ainsi suscité des réactions contrastées. À partir de 2015, on a assisté à un « virage à droite » qui a entraîné son lot de réactions symétriquement inverses.

Enfin, ces dernières années, d’immenses mobilisations féministes (Argentine, Chili) et des protestations antigouvernementales multiformes ont émaillé la région (Venezuela, Nicaragua, Chili, Équateur, Bolivie, Colombie). Ce contexte de polarisation a reconduit les politiques et médias européens dans leur enclin à la romantisation ou au dénigrement des acteurs politiques latino-américains du moment.

Au demeurant, force est de constater que malgré la fréquence des reconfigurations partisanes et des entreprises charismatiques prétendant conjurer une instabilité économique et politique chronique, la région reste des plus inégalitaires et violente au monde. Les injustices de classe, les tensions raciales et les violences patriarcales se perpétuent. Ainsi, par-delà les multiples formes qu’emprunte le politique, les structures sociales de domination demeurent relativement stables. C’est là le constat paradoxal qui est au fondement de nos réflexions.

Identifier et penser ensemble alternances critiques et dominations ordinaires

Si la recherche en sciences sociales n’est pas toujours étanche à la polarisation suscitée par la politique latino-américaine, elle a pu suivre deux tendances analytiques principales pour interpréter les évolutions régionales des dernières décennies.

La première donne une place centrale à la caractérisation de la nature des régimes politiques. Depuis les années 1980, les « transitions démocratiques » et « sorties de conflit » ont fait l’objet de travaux sur les transformations des institutions qui les accueillent, la qualité ou stabilité de leurs « performances » et les adaptations des populations au rôle de citoyen actif dans de nouvelles démocraties, plus ou moins libérales.

À partir des années 2000, une série d’analyses « par le haut » se sont penchées sur les crises et les alternances vécues dans différents pays, les cadres sociaux produits par les réformes néolibérales des années 1980 et 1990, l’arrivée de gouvernements progressistes au pouvoir à la suite d’une vague de mouvements sociaux, les « populismes ». À l’étude de modes de gouvernance « progressistes » devenus de moins en moins pluralistes – voire autoritaires –, a succédé celle des retours des droites dans certains pays et de leur très grande hétérogénéité, de ses variantes libérales plus classiques aux formes plus conservatrices ou réactionnaires, sinon fascisantes. Si ces travaux informent sur les variables et tendances macrosociologiques qui traversent ces sociétés, ils peuvent écraser, sous le poids de catégories générales (et en particulier celles de classification de régimes), la complexité de phénomènes dont les logiques dépassent celles des soubresauts politiques conjoncturels.

Une deuxième perspective de recherches explore plutôt les différentes évolutions politiques, économiques et sociales des sociétés latino-américaines à partir de l’observation d’acteurs non institutionnels et au moyen d’une approche « par le bas ». Si ces analyses ne prétendent pas faire l’économie de l’étude du champ politique et de son influence sur la société et son devenir, elles se préoccupent avant tout d’observer de près des dynamiques construites par d’autres acteurs, en général sous les angles de la « participation » et des mobilisations collectives protestataires. Il s’agit là d’un éventail large et pluriel de travaux qui s’emploient à saisir le gouvernement du social, ses résiliences et mutations, à partir de ses expressions hétérogènes dans l’expérience concrète de groupes pour la plupart dominés. Ces analyses tendent toutefois à ne pas prendre parti – ou seulement implicitement – quant à la théorisation de l’évolution des structures de domination. La montée en généralité est d’autant plus difficile que les terrains dits « subalternes » sont souvent cantonnés à des productions monographiques. L’un dans l’autre, on assiste souvent à une validation tacite des cadres analytiques macrosociaux préexistants en termes de classification de régimes et, par extension, de leur superposition avec les clivages gauche/droite et des biais qu’ils tendent à reproduire.

Ainsi, s’il nous apparaît nécessaire de prendre appui sur ces traditions de recherche, c’est avec l’objectif de les questionner et de les approfondir conjointement. On constate en effet que les sociétés de la région font régulièrement l’expérience d’alternances gouvernementales que l’on peut qualifier de critiques. Critiques, d’abord, au sens où celles-ci sont communément assimilées à des ruptures plus ou moins radicales avec le passé, qu’elles prennent la forme de « refondations » ou de « durcissements de régime », « révolutions » ou « contre-révolutions ». Critiques, ensuite, car ces alternances ont très souvent lieu à la suite de moments de crise politique plus ou moins intense, quand des leaders et gouvernements nouvellement élus prétendent traduire, aménager ou au contraire conjurer les revendications protestataires qui ont émergé au cours des crises. Critiques, enfin, parce qu’en certains cas elles débouchent assez rapidement sur de nouvelles crises ouvertes.

Or, quelles que soient les formes qu’elles aient revêtues, ces alternances critiques n’ont que marginalement affecté les logiques ordinaires d’exploitation et de domination dans la région. Quoique selon des modalités et avec des temporalités diverses d’un pays à l’autre, on constate la reproduction de structures économiques et sociales profondément inégalitaires, dans lesquelles l’accumulation de richesses par les uns produit l’exclusion des autres. Aussi, ces continuités ont pu prendre place au sein de cadres juridicopolitiques de moins en moins pluralistes. Il s’agit là d’une dynamique qui transcende largement les clivages partisans entre gouvernants des pays de la région.

Pour une approche pluridisciplinaire et ethnographique des alternances et dominations

Pour saisir les alternances critiques et leurs relations aux dominations ordinaires, une approche pluridisciplinaire et empirico-inductive basée sur une recherche de terrain de type ethnographique est essentielle. Différentes traditions de recherches en sciences sociales peuvent être mobilisées pour parvenir à cette fin : les travaux portant sur l’analyse des régimes politiques, des crises et des transformations institutionnelles, les recherches sur l’État et les politiques publiques, les travaux sur les organisations politiques et l’action collective dans ses diverses expressions syndicales et contestataires, les recherches sur les inégalités et leurs conséquences quotidiennes sur individus, les groupes sociaux et les espaces.

Plusieurs disciplines, dont les frontières divergent selon les pays et dans le temps, ont un apport significatif sur plusieurs de ces thématiques sur les terrains latino-américains. Pour certaines, ces thématiques renouvellent leurs recherches, à l’instar de l’anthropologie, de l’histoire, de l’économie, du droit au travers de questions de recherche somme toute très proches, voire parfois au travers d’approches interdisciplinaires qui décloisonnent les savoirs et les compétences. Le point de rencontre entre ces différentes disciplines, qui permet de proposer un regard pluridisciplinaire sur les alternances critiques et les dominations ordinaires en Amérique latine est la pratique de l’ethnographie en tant que méthode de recherche.

Cet extrait est issu de « Alternances critiques et dominations ordinaires
en Amérique latine »,sous la direction de Fabrice Andréani, Yoletty Bracho,
Lucie Laplace et Thomas Posado. Éditions des Presses universitaires de Rennes

 

En effet, les divers travaux réunis dans cet ouvrage se construisent à partir d’enquêtes de terrain dans lesquelles les différents chercheurs ont observé et parfois participé à construire les dynamiques sociales qu’ils se sont proposé d’étudier. Si la relation au terrain est une question centrale, c’est aussi la manière dont elle pèse sur le choix des catégories d’analyse et la définition des problématiques de recherche qui nourrit la réflexion collective. Ainsi se pose la question de la circulation de méthodologies et de connaissances. Les manières d’entrer et d’exister sur le terrain de part et d’autre de l’Atlantique dialoguent entre elles pour saisir ce que le politique fait au social.

Enfin, notre attention toute particulière aux dominations ordinaires est pour partie nourrie par l’approche intersectionnelle. Conscients des croisements des diverses formes de domination, et des spécificités de chaque forme d’hybridation possible des minorations par la classe, la race et le genre, nous concevons les dominations ordinaires comme agissant en système, tout en étant dépendantes de contextes spécifiques. Dans ce sens, les diverses expectatives propres aux périodes de crise et d’alternance politique sont une variable importante pour la compréhension des évolutions de ces phénomènes de domination, d’altérisation et de minoration.

Auteurs

Fabrice Andréani, Doctorant en science politique Univ. Lyon 2 (Triangle). Chargé de cours, AUP & Paris 8., Université Lumière Lyon 2 ;

Lucie Laplace, Science politique; Amérique latine ; migrations, Université Lumière Lyon 2 ;

Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine, Université de Rouen Normandie

Yoletty Bracho, Maîtresse de conférences contractuelle en science politique, Université d’Avignon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Date de publication : 16/10/24