Anne Cordier, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Rouen Normandie, propose une conférence intitulée « Hey mec, tu vis dans le monde ou pas ?! » Adolescents et objets connectés, le 10 mars à la Maison de l’Université (campus de Mont-Saint-Aignan).
Spécialiste des usages et pratiques numériques, particulièrement des “jeunes” (enfants, adolescents, jeunes adultes), ainsi que de leurs usages et pratiques de l’information et des médias, Anne Cordier se préoccupe de l’éducation au numérique, à l’information et aux médias. Elle réalise de nombreuses enquêtes de terrain auprès des publics jeunes, ainsi que d’enseignants (enquêtes en classe, en milieu scolaire), et de médiateurs.
Rencontre avec Anne Cordier
- Comment vous êtes-vous intéressée à cet objet d’étude ?
Pour tout vous dire, j’ai été sollicitée pour intégrer le cycle de Conférence proposé cette année dans le cadre de l’UTLC autour de « l’intelligence artificielle ». Effectuant des recherches auprès d’adolescent-es et jeunes adultes, depuis maintenant plus de 10 ans, j’ai de suite pensé aux relations que ces jeunes développent aux algorithmes, aux processus de traçage et de façon plus générale aux enjeux portés par les objets connectés. Les jeunes avec lesquels j’enquête abordent systématiquement ces questions lors des enquêtes, et je trouvais intéressant pour le public d’entrer non pas par des discours très généraux sur les algorithmes et l’adolescence, mais par les ados eux-mêmes. Faire parler les adolescent-es, les écouter, comprendre le sens que leurs pratiques de communication et d’information avec les objets connectés ont à leurs yeux, c’est ma priorité, et c’est le point de vue que je souhaite défendre. Cela permet aussi de sortir des préjugés, en tout cas de les attaquer de front et de disposer de clés de compréhension pour agir ensemble, avec ces jeunes.
- Vous vous intéressez aux usages et pratiques numériques chez les jeunes, quel est votre regard en tant qu’experte sur l’utilisation d’objets connectés chez les adolescents ?
La question est vaste ! Disons d’abord, je reprends le point précédent, qu’il me paraît essentiel de partir de leurs discours, de leurs pratiques réellement observées, et de s’attacher à ne pas juger à l’emporte-pièce ces pratiques ni les mépriser. Ensuite, sans surprise, je vais vous répondre que les adolescent-es que je rencontre lors de mes enquêtes ont un rapport très fort à ces objets connectés : investissement temporel évident, mais aussi investissement affectif. Et c’est d’ailleurs sur cet attachement affectif que jouent les industriels créateurs des plateformes et applications prisées par les jeunes. Permettez-moi de préciser que je dis « jeunes » pour répondre à votre question, mais qu’en réalité ce propos s’applique tout autant aux plus vieux que nous sommes ! Enfin, en tant que chercheuse, je remarque que lorsque ces jeunes parlent des objets connectés, ils parlent surtout des relations qu’ils tissent avec ces objets. Ils parlent du plaisir de socialiser, du plaisir d’apprendre, du plaisir de découvrir, du plaisir de partager avec leurs amis mais aussi leur famille. C’est une dimension trop peu souvent mise en avant, et notamment – j’en reviens au début de la réponse – parce que l’on s’intéresse trop peu à leurs points de vue, leurs émotions, leurs expériences.
- Vous enseignez à l’INSPE de Normandie Rouen Le Havre, quel est le rôle des futurs enseignants quant à l’éducation numérique ?
En un mot : Fondamental !
Bien sûr, je pourrais vous répondre que l’éducation par le numérique et l’éducation au numérique (faisons bien la différence) font partie des missions des enseignants, telles que stipulées dans les référentiels de compétences des métiers du professorat et de l’éducation. Bien sûr, je pourrais vous répondre que les épreuves de concours, premier et second degrés, intègrent de plus en plus le numérique dans la réalisation-même des épreuves voire – enfin ! – dans le contenu des épreuves. Bien sûr, je pourrais vous répondre que depuis la rentrée 2015, l’éducation aux médias et à l’information – dont fait partie l’éducation au numérique – est obligatoire de l’école maternelle au lycée, et intègre tous les programmes de disciplines de l’enseignement.
Mais plus que de répondre par la validation institutionnelle de ce rôle des enseignants quant à l’éducation par le / au numérique, je crois qu’il est important – et c’est ce que j’essaie de montrer à mes étudiants dès le 1er cours – que chaque enseignant-e se sente dépositaire d’une responsabilité éducative vis-à-vis de ses élèves en la matière. On ne peut pas reprocher aux enfants et adolescents de mal gérer leur identité numérique si on ne leur apprend pas ! On ne peut pas reprocher aux enfants et adolescents de réaliser des recherches d’information lacunaires ou basées sur des informations non fiables, si on ne leur apprend pas ! On ne peut pas reprocher aux enfants et adolescents d’être soumis à des logiques économiques si on ne leur apprend pas à les comprendre !
En tant qu’enseignante en INSPE, je suis très attachée à ce que les futurs enseignant-es saisissent le rôle fondamental qu’ils ont à jouer dans le développement de compétences et connaissances indispensables pour évoluer dans la société actuelle, des compétences et connaissances que tous les enfants et adolescents n’ont pas, et pas au même niveau. C’est leur rôle d’enseignant-es de l’École de la République de prendre garde à ne pas augmenter des inégalités socio-culturelles entre les élèves. Mes étudiant-es, en formation pour devenir professeurs des écoles, professeurs de lycées et collèges et conseillers principaux d’éducation, se révèlent très soucieux de tout cela, et je vois combien ils prennent la mesure lors de ces formations de leur rôle dans l’éducation des élèves par le / au numérique. Et là encore, cela passe aussi par le plaisir qu’ils peuvent avoir à eux-mêmes se former à ces enjeux éducatifs et pédagogiques, pour pouvoir à leur tour enseigner par le / au numérique avec plaisir !
Date de publication : 18/02/20