Saviez-vous que des aspects du comportement des vers de terre peut-être décrit par la théorie du chaos ? En effet, leurs déjections sont très fertiles, mais une toute petite variation dans les conditions d’humidité du sol peut influencer de façon imprévisible leur dynamique, et entraîner des différences considérables entre deux parcelles de sol très semblables… de quoi laisser perplexes des agriculteurs préoccupés par une gestion plus durable des sols. Ce type de comportement peut être analysé dans le cadre de la théorie du chaos, en utilisant notamment les trajectoires géométriques qui produisent ces images fascinantes.
Pour avoir une intuition de ce qu’est un système chaotique, rien de tel que l’« effet papillon », selon lequel un battement d’ailes de papillon pourrait provoquer une tornade à une distance de plusieurs milliers de kilomètres. C’est en fait une illustration très imagée de la grande « sensibilité aux conditions initiales » des systèmes chaotiques : ceci signifie qu’une modification infime de la vitesse du vent d’un côté du globe, à cause d’un battement d’ailes par exemple, pourrait mener à des conditions météorologiques très différentes (une tempête ou un calme plat).
Si l’« effet papillon » est exagéré afin de le rendre plus délectable, il pointe à juste titre que les systèmes chaotiques, bien que déterministes, sont imprévisibles à long terme : c’est cette propriété qui fait que la météorologie, dont les équations sont connues, ne peut fournir des prévisions fiables au-delà de quelques jours.
La théorie du chaos est née dans les années 1890, avec les travaux de Henri Poincaré, mais elle garde aujourd’hui toute sa pertinence pour aborder des problèmes cruciaux pour la société : la prévision d’événements météorologiques extrêmes, les pathologies de la variabilité cardiaque, la diffusion d’épidémies… pour ne citer que quelques exemples.
La théorie du chaos : une percée scientifique majeure pour comprendre les systèmes complexes
Pour être qualifié de chaotique, un système doit être « non linéaire », c’est-à-dire que si on le perturbe (battement d’aile du papillon), il ne réagira pas pareil en fonction de son état initial (souffle d’air par-ci ou par là). Cette « dépendance aux conditions initiales » peut être très sensible : le système ne répond pas toujours de la même manière alors même que la perturbation et les conditions initiales semblent très similaires.
Sylvain Mangiarotti, Fourni par l’auteur
Même des systèmes gouvernés par des équations simples (comme une suite récurrente du second degré, au programme du lycée général) peuvent suivre des dynamiques complexes, c’est-à-dire qui ne se reproduit jamais exactement égale à elle-même.
Une des grandes leçons de la théorie du chaos est qu’au lieu de s’intéresser à une évolution particulière du système, on étudie l’ensemble des évolutions possibles du système – la structure qui rassemble ces évolutions s’appelle un attracteur.
L’exemple le plus connu est celui de la convection : l’air chaud monte et l’air froid descend, comme cela se produit dans l’atmosphère entre la surface terrestre et la haute atmosphère. Un modèle très simplifié pour la convection a été proposé par le mathématicien et météorologiste Edward N. Lorenz dans les années 1960 : ses équations produisent un « attracteur » qui porte son nom, l’attracteur de Lorenz.
La très grande sensibilité aux conditions initiales de la convection, donc des mouvements de l’atmosphère, permet de comprendre pourquoi il est illusoire de vouloir prévoir la météorologie au-delà de quelques jours.
C’est ce qui a conduit en 1998, à l’introduction d’un « indice de confiance » en météorologie : pour estimer cet indice de confiance, les météorologues réalisent une cinquantaine de simulations de l’évolution de la météo, à partir du temps tel qu’il est mesuré au temps présent, et de quantifier leur degré de similitude. Si les simulations diffèrent beaucoup, l’indice de confiance sera bas, indiquant le peu de fiabilité des prévisions ; si les simulations donnent des résultats similaires, l’indice de confiance sera plus élevé et les prévisions ont toutes les chances de se réaliser.
La révolution des ordinateurs
Pour étudier les comportements chaotiques, il est nécessaire de tracer, point par point, leur évolution. Cela demande des calculs fastidieux, demandant plusieurs mois à un humain et qu’un ordinateur réalise en quelques secondes. Aussi, avec l’apparition des ordinateurs de bureau dans les années 1970, l’étude des solutions chaotiques s’est rapidement développée et une communauté scientifique, aujourd’hui mieux identifiée autour des « systèmes dynamiques non linéaires », a émergé.
Après Edward Lorenz et l’apparition des ordinateurs, c’est Otto E. Rössler, de l’université de Tübingen en Allemagne, qui a percé dans le domaine. Avec son style très intuitif, jonglant entre concepts mathématiques avancés et une intuition de l’électronique héritée d’un passé de radioamateur qui lui ont permis d’aborder facilement les ordinateurs qui arrivaient dans les universités, il a proposé plus d’une dizaine de systèmes chaotiques qui décrivent des objets très différents. Otto E. Rössler est aussi le premier à truffer ses articles du terme « chaotique » qu’il contribua largement à populariser.
La théorie du chaos a de multiples applications aujourd’hui
Du haut de ses 130 ans, la théorie du chaos est toujours en développement d’un point de vue théorique et permet des avancées dans de nombreuses sciences.
En épidémiologie, elle a par exemple révélé la dynamique du couplage entre l’homme et les populations de rats noirs et bruns pour l’épidémie de peste de Bombay (1896-1911), faisant ressortir l’efficacité de l’action humaine à endiguer l’épidémie. Pour le Covid-19, elle a dévoilé la possibilité pour une épidémie d’évoluer à des niveaux différents pour des conditions strictement identiques (coexistence multiple d’attracteurs présentant des niveaux épidémiques différents).
En chimie, elle a permis d’appréhender l’existence de réactions chimiques oscillantes. En effet, jusqu’aux années 1960, les scientifiques pensaient que les réactions chimiques devaient se développer puis s’arrêter à l’épuisement des réactifs. Puis Boris Belousov et Anatoly Zhabotinsky ont montré que les réactions chimiques pouvaient osciller sur des périodes très longues. À la fin des années 1970, des oscillations chaotiques ont été observées dans la réaction de Belousov-Zhabotinsky : des processus chimiques peuvent donc produire des dynamiques complexes, ouvrant de nouvelles perspectives pour l’émergence de la vie.
En médecine, l’application de la théorie du chaos a conduit à de nouvelles approches, notamment en oncologie, où une application web pour la détection des rechutes de patients traités pour un cancer du poumon a été développée. C’est une première mondiale, et elle est remboursée par un système de sécurité sociale.
Les attracteurs chaotiques dont les trajectoires se développent dans des espaces de dimension 3 sont aujourd’hui relativement bien décrits. Aujourd’hui, un des grands challenges reste le développement d’une méthodologie permettant de décrire les trajectoires qui se développent dans des espaces de dimension 4 ou supérieure. C’est un enjeu mathématique qui suscite l’intérêt des chercheurs… depuis plus d’un siècle.
Au-delà de ces applications scientifiques, les attracteurs chaotiques et l’imprévisibilité qu’ils permettent ont également suscité un intérêt esthétique pour la création artistique. Des attracteurs chaotiques ont notamment été utilisés pour générer de la musique en temps réel en interaction avec des musiques improvisées et dont certains exemples sonores peuvent être écoutés.
Les auteurs ont organisé un colloque scientifique pour honorer les 80 ans d’Otto E. Rössler, du 9 au 11 octobre 2023, à Toulouse : la Ottochaos conference : from the nonlinear dynamical systems theory to observational chaos.
Auteurs
Sylvain Mangiarotti, Researcher at Centre d’Etudes Spatiales de la Biosphère (CESBIO), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Christophe Letellier, Professeur en sciences physiques, Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Date de publication : 17/11/23