Se focaliser sur les liens entre le RN et la Russie peut conduire à négliger le projet, caressé par plusieurs partis d’extrême droite de l’UE, consistant à édifier un espace illibéral européen.
Au-delà des liens entre le RN et la Russie : le grand projet illibéral européen
Le Rassemblement national aurait servi de « courroie de transmission » pour la Russie, conclut l’enquête parlementaire sur l’ingérence étrangère dans la politique française dont le rapport a été rendu public le 1er juin dernier.
La commission d’enquête a été créée et présidée par le député RN Jean-Philippe Tanguy dans le but de faire taire les accusations répétées selon lesquelles Marine Le Pen et son parti auraient une connivence trop marquée avec le régime de Vladimir Poutine. L’exercice, censé dédouaner le RN, a eu l’effet inverse.
Toutefois, le rapport n’évoque guère un phénomène particulièrement inquiétant pour les démocraties de l’UE : ce qu’il convient de voir, au-delà de la posture « pro-russe » du RN, c’est la progression des idées dites de « démocratie illibérale » au sein de la droite dure (l’extrême droite et certains segments de la droite républicaine), en Europe centrale comme en Europe occidentale.
Les liens bien connus du FN/RN avec Moscou
Le rapport met en évidence les liens de longue date existant entre le Front national/RN et la Russie. Dès la fin des années 1960, Jean-Marie Le Pen a noué avec des figures nationalistes et antisémites russes des contacts qui se sont développés à la chute de l’URSS et se sont ensuite étendus à certains cercles proches du président Poutine.
En 2011, Marine Le Pen reprend le flambeau du parti et continue à entretenir les liens initiés par son père. Elle-même a effectué quatre voyages officiels en Russie, accueillie chaque fois par Sergueï Narychkine, président de la Douma de 2011 à 2016, proche conseiller de Poutine et aujourd’hui chef du SVR, le service de renseignement extérieur russe. Elle a également eu un entretien avec le président russe en mars 2017, peu avant la présidentielle française.
Avec l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN, cet impératif de rapprochement avec le Kremlin s’est étendu au reste du parti. On a vu se multiplier les visites d’élus FN/RN en Russie, ainsi qu’en Crimée et au Donbass, pour observer, et légitimer, des élections jugées illégales par la communauté internationale. Notons que les élus FN/RN n’étaient pas les seuls : quelques élus des Républicains et du PS ont fait de même.
Cette proximité avec la Russie de Poutine s’est reflétée dans le comportement des députés RN au Parlement européen, où ils s’alignaient « systématiquement », selon le rapport de l’enquête, sur les intérêts de Moscou.
Assemblée nationale
Depuis le 24 février 2022, les députés RN ont certes condamné l’agression russe contre l’Ukraine, mais la majorité de leurs autres votes continuent de refléter leur tropisme : ils se sont notamment abstenus lors du vote en faveur de l’établissement d’un tribunal sur les crimes d’agression contre l’Ukraine.
Les conclusions de la commission se concentrent en particulier sur l’aspect financier de la proximité du RN avec la Russie : une banque tchéco-russe a accordé un prêt au Front national (9 millions d’euros) et une autre son fondateur Jean-Marie Le Pen (2 millions) en 2014.
Le rapport, qui insiste évidemment sur le timing suspect de ce financement arrivé, comme l’avait déjà montré Mediapart, juste après que Marine Le Pen ait soutenu l’annexion de la Crimée, échoue toutefois à démontrer une causalité directe entre le financement octroyé au FN/RN et ses prises de position.
Plus généralement, en lisant le rapport attentivement, on ne peut que s’étonner de sa faible profondeur analytique et de son absence totale de contextualisation.
Client ou partenaire ?
La notion de « courroie de transmission » employée dans le rapport pour désigner le RN est problématique, car elle suppose la passivité du transmetteur, lequel se contenterait de recevoir des ordres de Moscou et de les exécuter. C’est mal comprendre la nature de la relation qui unit Marine Le Pen, et plus généralement les figures de la droite dure européenne, à la Russie.
En réalité, ces formations sont maîtresses de leur jeu politique et de leur agenda idéologique, et décident elles-mêmes de s’identifier (ou non) à Moscou, suivant le contexte national.
Dans les pays voisins de la Russie marqués par une grande tradition de défiance envers le puissant voisin, comme en Finlande, en Pologne ou en Roumanie les extrêmes droites sont russophobes, même si leurs valeurs idéologiques sont très souvent en résonance avec les narratifs promus par les outils d’influence russe.
Dans les pays plus lointains, afficher son soutien à la Russie ou son admiration à l’égard de Vladimir Poutine permet de renforcer l’image de marque du parti ou du leader, et incarne la résistance à « l’establishment », au « mainstream », aux « élites ». Jusqu’au 24 février 2022, la Russie et Poutine étaient, aux yeux de bon nombre de partis d’extrême droite, des marques idéologiques symbolisant la rébellion et la révolte contre l’ordre établi – intérieur comme international.
La relation entre la Russie et les leaders de la droite dure européenne comme Marine Le Pen, Matteo Salvini pour l’Italie, Heinz-Christian Strache pour l’Autriche, de nombreuses figures de l’AfD en Allemagne, est une relation de confluence idéologique et d’intérêts mutuels bien compris, non d’influence de Moscou sur des pions passifs et instrumentalisés.
La Russie peut les soutenir politiquement et financièrement, car elle estime que leur victoire l’avantagerait, mais elle ne dicte pas pour autant leur agenda domestique, pas plus qu’elle ne les transforme en marionnettes à son service. Comme le formule la politologue Maria Snegovaya, « l’ordre du jour de ces groupes [nationaux-populistes] est rarement fixé par le Kremlin, mais il peut ponctuellement correspondre aux intérêts de celui-ci ». Là encore, il s’agit d’une confluence plus que d’une influence.
L’obsession pour la Russie empêche de voir la structuration d’une internationale illibérale
En outre, la priorité donnée à la recherche des preuves de l’influence de la Russie passe sous silence les autres influences existantes dans le monde de l’extrême droite européenne : les grandes fondations de la droite chrétienne américaine comme la Billy Graham Evangelistic Association, la Charles Koch Foundation, l’Acton Institute, etc. ont elles aussi dépensé des dizaines de millions d’euros pour aider leurs confrères européens, et pourtant elles sont rarement un sujet médiatique sensationnalisé comme l’est l’argent russe.
Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump, représentant de l’alt-right américaine, a longtemps espéré unifier l’extrême droite européenne derrière les États-Unis. Le cas italien de Georgia Meloni et de son parti Fratelli d’Italia, ainsi que le régime national-conservateur polonais, confirment qu’une extrême droite européenne pro-américaine et antirusse est également à l’ordre du jour.
Au-delà des affinités pro-russes de Marine Le Pen, c’est la construction d’un réseau international de l’extrême droite européenne, souvent sous le label plus respectable du « national-conservatisme », qui est en jeu.
Marine Le Pen a par exemple rencontré à deux reprises le premier ministre hongrois Victor Orban : en 2021 tout d’abord, pour partager ses critiques à l’encontre de l’UE et asseoir son statut de présidentiable (ainsi que pour répondre à ses concurrents Éric Zemmour et sa propre nièce Marion Maréchal, précédemment reçus par le dirigeant hongrois), en 2022 ensuite aux côtés du leader du parti d’extrême droite espagnol Vox et du premier ministre polonais pour acter la construction d’une stratégie européenne des droites dures.
C’est d’ailleurs un prêt hongrois de 10,7 millions d’euros qui a financé une partie de la campagne de Marine Le Pen de 2022, et Orban a publiquement soutenu sa candidature.
Là encore, il ne s’agit pas de voir en Marine Le Pen la « courroie de transmission » de la Hongrie d’Orban, mais de comprendre les stratégies de soutien mutuel et d’alliance que se portent ces leaders afin d’avancer des agendas idéologiques partagés.
Les enjeux géopolitiques sont par ailleurs aujourd’hui « minorés » par la guerre en Ukraine, en particulier car la Hongrie et la Pologne, qui s’épaulent mutuellement dans leur déconstruction démocratique, appartiennent à deux camps différents dans leur vision du conflit.
En outre, bien que la Hongrie soit souvent vue comme un « cheval de Troie » prorusse au sein de l’EU, le régime orbánien vient de recevoir à Budapest la grand-messe réactionnaire américaine de la CPAC (Conservative Political Action Conference), accueillant des dizaines de représentants des droites dures américaines et des figures européennes plus atlantistes que russophiles.
La recherche systématique de « la main de la Russie » derrière les postures des partis d’extrême droite peut conduire à négliger, voire à ignorer totalement, la transnationalisation illibérale en cours.
Des arguments inefficaces pour lutter contre le RN
Le rapport de la commission parlementaire a donné lieu à une nouvelle vague de dénonciation de la « poutinophilie » de Marine Le Pen. Toutefois, espérer que cette dénonciation suffira pour délégitimer l’offre politique du RN dans l’arène nationale, alors que Marine Le Pen caracole en tête dans les enquêtes de popularité, est pour le moins naïf.
Le RN et bon nombre de ses alliés européens promeuvent la souveraineté nationale aux dépens des prérogatives de l’UE, souhaitent que l’UE devienne moins atlantiste et plus « continentale », et disent vouloir protéger les valeurs dites traditionnelles (sur le plan des rapports de genre, de la famille, comme de la définition de la nation). Tous ces sujets ne sont pas mineurs pour notre société. Ils méritent d’être discutés de manière frontale.
L’Italie est aujourd’hui dirigée par une figure bien plus réactionnaire que Marine Le Pen – mais pro-atlantiste –, l’Espagne pourrait rejoindre le bloc des droites dures à la suite des élections qui se tiendront fin juillet, et l’AfD (atteint des intentions de vote très élevées en Allemagne (18 %). Dans un tel contexte, sortir du chapeau la carte prorusse contre Marine Le Pen semble un combat perdu d’avance qui ne donne pas la part belle au vrai débat d’idées, seul capable d’aboutir à un affaiblissement durable de l’extrême droite.
Auteurs
Marlene Laruelle, Research Professor and Director at the Institute for European, Russian and Eurasian Studies (IERES), George Washington University
Périne Schir, Research fellow at the Illiberalism Studies Program, the George Washington University ; PhD student in political philosophy, Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Dernière mise à jour : 19/09/23
Date de publication : 20/06/23