Enveloppé, le bâtiment change de nature, gagne de nouvelles propriétés
Christo et Jeanne-Claude, ou l’art d’envelopper le temps
Un empaquetage de Christo et Jeanne-Claude, qu’il soit celui du Pont-Neuf (22 septembre 1985) ou de l’Arc de Triomphe (du 18 septembre au 3 octobre 2021), est une opération si subtile qu’elle paraît relever d’un art absolument spécifique qui ne se réduit à aucun de ceux que nous connaissons déjà mais qui emprunte à chacun des traits qu’il articule de la façon la plus originale.
Il faut bien qu’il doive quelque chose aux architectures et aux sculptures qu’il enveloppe ; mais les artistes enferment moins des masses sous des voiles, des volumes sous d’autres volumes, qu’ils ne les « habillent » en grands couturiers ; enfin, si « arrêtés » que soient ces enveloppements, ils ne sont pas seulement un jeu d’espaces : ils sont indissociablement un jeu complexe de temporalités. Le happening qui permet de vêtir et dévêtir les monuments, les faisant disparaître et réapparaître au bout d’un certain temps défini par un contrat extrêmement réglé, passé avec les mairies ou avec les habitants d’une grande cité, a quelque chose d’un concert public.
Mais d’abord ce qui frappe, c’est une opération logique d’analyse. Envelopper un monument, c’est en isoler quelques paramètres dissociés de ceux qui font partie de la chose dont on use sans la voir ; et c’est les faire jouer avec d’autres caractères qui ne sont ordinairement pas ceux qui appartiennent à la chose enveloppée. À première vue, un enveloppement gigantesque ne garde que la masse du bâtiment dissimulé et son allure générale. À cette masse, on attribue d’autres couleurs que celles qui paraissent propres au monument.
Nouvelles propriétés
Enveloppé, le bâtiment prend la lumière tout autrement qu’il ne l’avait jamais prise auparavant, dans sa minéralité. De plus, enrobé sous les plis qui transforment l’enveloppe en une surface complexe, la bâtisse, habituellement insensible aux intempéries, devient frémissante de toutes parts, offerte aux vents qui restent sans effet sur les pierres. Les enveloppes analytiques substituent de nouvelles propriétés aux anciennes des objets enveloppés.
Non pas qu’elles les subtilisent et les restituent forcément aux objets enveloppés ; les nouvelles propriétés qui apparaissent associées à la masse et à l’allure des bâtisses sont des propriétés de l’enveloppement lui-même qui se donne à voir à la place du monument. Les extensions de pierres ne fonctionnent pas dans leur inertie comme les espaces des tissus froncés, plissés, ourlés, ondulés laissant apparaître et deviner un point saillant qui aurait échappé dans la nudité minérale. Des têtes – ou des bras peut-être ? – de l’ensemble sculpté par Rude se laissaient deviner, comme dans l’un des vingt-quatre Préludes de Debussy, perce, derrière les voiles, quelque « Aux armes, citoyens ! ».
Dans ce jeu d’apparitions et de disparitions, de captures et de restitutions, comme en un gigantesque jeu de bonneteau, la construction semble soumise à l’épreuve du passage en quelque couloir ou quelque boîte noire. Les artistes prennent ; ils rendent. Mais que nous ont-ils pris ? Et que nous rendent-ils ? En cleptomanes de génie, ils nous ont pris un monument que, à force d’être ustensile, on ne voyait plus. Pendant un certain temps, nous serons entièrement voués à la fragilité des souvenirs et à la précarité des documents.
Peut-être ce qui nous est rendu dans sa profusion et son luxe de détails est une nouvelle façon de voir ce qui était dissimulé ou plutôt un faisceau – qui, probablement s’usera à son tour – de visées. La chose, que nous ne voyions plus, nous est alors restituée, non pas aux mêmes conditions que celles auxquelles elle nous a, un temps, été dérobée, mais en une gerbe de perceptions et d’émotions, comme la drachme retrouvée. C’est paradoxalement parce que l’on nous dérobe la chose que nous avons quelques chances de la mieux apprécier.
Un colis qui ne partira pas
À ce jeu sur la temporalité qui sait si bien s’effacer, s’entrelace celui des spatialités. Pour fonctionner comme enveloppes, les volumes des voiles ne jouent qu’en apparence le jeu des volumes qu’elles enveloppent. Certes, on sait bien qu’à travers les arches et les piliers des monuments des lignes imaginaires et invisibles circulent avec une précision extraordinaire. Mais les volumes et les surfaces qui emballent jouent leur rôle selon leurs propres lois. Ils le jouent même deux fois ; car si les enveloppes doivent, comme les arcs, lutter contre la pesanteur et en contourner l’obstacle, ce n’est pas du tout par les mêmes moyens ; et puis il y a, par-dessus les plis, ce jeu de cordes qui paraissent liées à une enveloppe encore différente, qui se vectorise autrement. Comme si l’enveloppement avait son propre infini et poursuivait sa propre finalité.
Dans les paquets ordinaires, l’enveloppement par le papier et les ficelles, paraît au service de ce qu’il enveloppe ; là, à contretemps, c’est sur le paquet même que l’accent est mis ; un colis qui ne partira pas. Son postage ne sera jamais qu’un transit immobile. On emballe des choses pour un voyage qui restera imaginaire et de l’ordre de la transformation dont nous avons parlé : de la chose en perception ; les objets enveloppés ne servant que de prétextes à la pellicule qui les enveloppe.
Enracinement archaïque
Déplacer l’intérêt de l’enveloppé à l’enveloppant n’est toutefois pas qu’un ensemble d’actes intellectuels, fussent-ils captivants. Il y a, dans ces enveloppements, un enracinement archaïque qui remonte à l’enfance quand nous recevions des cadeaux des mains de nos parents et que l’émotion, au moins le temps que nous les ouvrions, se fixait moins sur le présent que sur ce qui le dérobait à la vue ; différant le plaisir de la chose même.
Christo et Jeanne-Claude peuvent bien faire leurs dons gratuits aux citoyens, à l’entrée de l’automne, c’est dans un hiver imaginaire que nous les avons reçus. Le flottement des surfaces autour des blocs des monuments entourés a le geste de la neige qui, elle aussi, dérobe les formes et en restitue les aspérités sous des aspects plus émoussés, qui a ôté tous les détails saillants. Les neiges, ici, sont imaginaires. Non seulement elles épargnent tous les autres monuments de la ville, mais aucune neige réelle ne vient visiter le dessous des arches comme le font les neiges intégrales des artistes ; elles nous sont données divinement, de très loin, comme celle qui déroba Kitège, à la façon de cette main paternelle et protectrice qui apparaît au coin de certaines gravures du Moyen Âge.
Ainsi n’est-ce pas le privilège de la musique et de la poésie d’avoir « gardé la nostalgie de l’innocence ».
Auteur
Jean-Pierre Cléro, Professeur émérite de philosophie , Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Date de publication : 26/01/22